L’UE entre déficit démocratique et Méditerranée en feu

Par Chibli Mallat, avocat, professeur à l’USJ L’Orient le Jour - 21 Juin 2004 La présidence irlandaise peut s’en féliciter : la Constitution européenne, qui risquait son second rejet grave après celui de Rome lors de la réunion du Conseil européen au sommet de décembre 2004, a été finalisée vendredi soir. Trois pommes de discorde persistaient entre les 25 États membres de l’Union européenne en début de semaine passée, mais les Irlandais ont offert des positions de compromis qui ont permis un accord final sur la Constitution : pondération des voix pour les décisions au Conseil par une formule qui protège les États moyens comme l’Espagne et la Pologne mais n’en font pas les égaux des quatre grands (Italie, G-B, France, RFA) ; respect de l’unanimité dans quelques domaines-clés comme la sécurité sociale et les taxes, ainsi que des nuances dans l’applicabilité de la Charte des droits de l’homme, intégrée désormais au titre 2 de la Constitution ; adoption du principe commun de laïcité – Dieu ayant finalement été privé d’une mention expresse dans le compromis proposé, les États membres ne s’accordant pas sur l’ancrage religieux du patrimoine européen. Avec quelques autres tiraillements sur le Pacte de stabilité économique, ce sont somme toute trois champs mineurs, au vu de la naissance d’une Union de 25 États liée par une Constitution formelle. Quant à la nomination du successeur de Romano Prodi à la présidence de la Commission, elle sera aisément résolue dans les semaines qui viennent. Deux lourds silences demeurent, qui ne se trouvaient pas officiellement à l’ordre des réunions. Ils seront décisifs pour l’avenir de l’Europe. Le premier, le plus grave, est le déficit démocratique de l’Europe. Il vient d’être confirmé par le plus bas taux historique de participation aux élections du Parlement européen – moins de 45 pour cent, et, pis encore, par la victoire de près de cent députés (sur 732) dont la mission avouée est de détruire l’Europe. Ces eurosceptiques, paradoxalement, raviveront un débat traditionnellement placide au sein du Parlement. Le véritable problème provient du fait que ce Parlement ne légifère que par défaut. Depuis la naissance de la Communauté à Rome en 1957, c’est la Commission non élue « qui détient l’initiative législative », et c’est depuis une vingtaine d’années, le Conseil, au niveau des ministres, mais surtout lors des rencontres des chefs d’État et de gouvernement deux fois l’an, qui permet à ces initiatives d’aboutir. Il ne faut donc pas s’étonner que les citoyens européens, qui ne sont pas dupes, s’ennuient de ces élections parlementaires et de la cacophonie qui s’y déroule en plus de dix langues. Le déficit démocratique, que la Constitution européenne n’a pas eu le courage de confronter, continue de plus belle au sein de l’Union, et se compliquera de dix nouveaux États membres à la démocratie tendre. Le second silence, c’est nous, les Méditerranéens rebelles à la paix qui en sommes responsables, sur des rives en feu au sein de nos États comme dans cette crise israélo-arabe qui est devenue la doyenne absolue des conflits lancinants et impossibles à résoudre. Il est vrai que les Balkans continuent à inquiéter l’Europe, mais l’élargissement éventuel aux cinq ou six États qui ont succédé à la Yougoslavie de Tito offre un horizon sérieux d’une paix européenne qui résorbera les conflits en les transcendant par l’intégration. Le manque de sécurité provenant du Sud et de l’Est – région trouble qui va jusqu’en Irak, au Soudan et en Arabie saoudite, lourds hinterlands d’une Méditerranée arabe devenue frontière européenne formelle –, restera longtemps une préoccupation obsédante autant que sourde en Europe. Ce blocage a besoin d’une approche révolutionnaire, et on se demande déjà si le conflit israélo-arabe, devenu tellement obérant pour la sécurité mondiale, ne pourra se résorber que par une intégration d’Israël et de ses voisins au sein de l’UE. Proposition a priori folle, mais le président de la Commission, homme visionnaire, l’a déjà avancée sous le couvert de la politique dite « de proximité ». On a même intégré ce principe au titre d’un article 56 de la Constitution en « son environnement proche ». En réaction à une étude sur cet article, Michel Barnier, grand Commissaire européen avant de devenir ministre français des AE, nous avait répondu par une lettre assez sceptique, tout en notant la latitude offerte aux « petits pays » pour un partenariat renforcé – sans doute avait-il à l’esprit les 80 millions de turcs « emballés » par l’Union. Sa proposition ambitieuse, Romano Prodi l’a renforcée dans des communications formelles à diverses occasions depuis son annonce le 5 décembre 2002, et l’a simplifiée en un principe, « tout sauf les institutions » pour les nouveaux voisins : liberté de mouvement et d’établissement, donc d’emploi, accès aux fonds structurels, élaboration de politiques économiques communes, tout donc sauf le vote à Bruxelles. Au vu de notre taille – Jordanie, Israël, Palestine, Liban, une vingtaine de millions et un PNB ridicule – autant démographique qu’économique, il n’est pas difficile à l’Union, aujourd’hui forte de 500 millions de personnes, de nous intégrer, en offrant la solution aux réfugiés palestiniens et autres miséreux en quête de reconnaissance humaine par la constitutionnalisation juridique de leur liberté de mouvement. Même la Syrie, qui fait de tout pour un accord d’association avec l’Union qu’elle snobait il y a encore deux ans, risque d’être intéressée par cette proposition. Le problème, comme pour les pays de l’Est de l’époque du rideau de fer, c’est qu’on n’avancera pas d’un pas avant que nos sociétés, y compris l’israélienne, ne deviennent démocratiques. 2020 pour Israël-Palestine et Liban dans l’Union europénne « sauf les institutions » ? Improbable, mais la plus vieille crise de l’histoire moderne mérite un peu d’imagination.

Region: 
Issue: