Stérilité au Sommet?
Stérilité au Sommet?
Chibli Mallat, 7 December 2021
Le sommet pour la démocratie de quelque cent pays choisis par l’administration Biden a lieu les 8, 9 et 10 décembre 2021 par visioconférence. Sa tenue donne une forte impression de déjà-vu.
En juin 2004, un sommet G-8 créant un «Forum pour l’avenir» en faveur d’un Moyen-Orient plus démocratique avait en effet était organisé à Sea Island en Géorgie américaine. L’atmosphère était remarquablement prégnante, porteuse d’un changement dans la région, sur fond de défaite des Talibans en 2001 et de fin de la dictature baathiste à Bagdad l’année précédente. Les rencontres de la société civile au Proche et au Moyen-Orient étaient devenues innombrables, un air de liberté et d’attente flottait de Kaboul à Nouakchott, si bien qu’on ne savait plus où donner de la tête.
En 2021, par contre, il n’y a plus de G-8. La Russie est gouvernée par un président à vie, et l’on assiste à une montée ferme des «hommes forts» à travers la planète. En queue de peloton, le Liban, avec son autocrate au pouvoir et les armes délitées de son «Parti de Dieu»: c’est la première fois dans notre histoire que le Liban est formellement rejeté comme un pays démocratique. Nous n’avons pas été invités au Sommet.
Faisant suite à Sea Island, une rencontre avait eu lieu le 25 septembre 2004 à New York avec les ministres des affaires étrangères des pays du G8 plus leurs homologues des pays arabes, pour couronner des réunions organisées tout au long de l’année au Parlement européen, au Caire, à Beyrouth, à Rabat, et jusqu’à Sanaa. Je me souviens bien de la rencontre de New York , car j’y avais été convié pour représenter, avec quelques collègues, le point de vue de la «société civile» dans la région ; je ne m’y étais pas rendu en personne, uniquement parce que je ne voulais pas encore imposer une absence de plus à mon fils, que perturbait un père encore moins présent que d’habitude. J’avais néanmoins co-rédigé le texte signé par 40 groupes de ladite «société civile», invités à le soumettre à New York.
Trois impératifs y avaient été décrits : l’impératif de liberté, soit concrètement la libération et la protection des détenus d’opinion ; l’impératif démocratique, donc le choix libre par les électeurs des dirigeants politiques de nos pays ; et l’impératif de justice, c’est-à-dire la fin de l’impunité des dictateurs. Notre devise centrale : «Dictatorship is a crime against humanity, La dictature est un crime contre l’humanité». Les traces politiques qui en restent sont légères, en partie parce que les gouvernements démocratiques n’arrivent pas à concevoir de manière créative leurs rapports avec les «sociétés civiles» dans les pays autoritaires (et vice-versa). Les traces intellectuelles, qui opèrent de manière plus diffuse, sont allées leur petit bonhomme de chemin durant la révolution du Cèdre et les révolutions arabes de 2011.
Le repli «structurel» a commencé après la grande vague portée par la révolution du Cèdre et celle d’Ukraine. En 2005, nous avions célébré au Liban, au même moment euphorique que les Ukrainiens, la fin de l’emprise étouffante du voisin de l’Est, Moscou à Kiev, Damas à Beyrouth. En juillet 2006, le retrait démocratique débute avec la guerre du Hezbollah contre Israël envers et contre la volonté de la majorité écrasante des Libanais. L’effondrement a continué avec la dénomination malheureuse de «victoire», attribuée par Walid Joumblatt à une tuerie inutile et illégale, alors que Hassan Nasrallah lui-même annonçait que «s’il l’avait su», il n’aurait pas envoyé ses combattants tuer ou enlever des soldats israéliens à la frontière. Depuis, avec successivement le soutien d’Emile Lahoud, le silence de Michel Sleiman et la couverture honteuse de Michel Aoun, les armes du Hezbollah décident de notre sort autant national que régional.
Les gens libres résistent, cependant. La vague anti-démocratique qui a déferlé depuis 2006 a ses propres replis et avancées. Avancées, par l’élection du premier président noir de l’histoire des Etats-Unis, redoublée par la chute de trois dictateurs dans le contexte des révolutions arabes non-violentes de 2011, mais replis rapides des espoirs de liberté par la mise au pas du mouvement d’insurrection non-violente en Egypte par l’armée, en Syrie par un extrémisme d’une violence rare incarné aussi bien par Bachar el-Assad et l’axe russo-iranien que par leur miroir, les islamistes – jusqu’au grotesque Daech (Etat islamique). Haro sur le baudet révolutionnaire non-violent à qui mieux mieux, y compris de la part d’un M. Obama oublieux de toute ligne rouge et tournant le dos à une opposition syrienne décrite comme un amas inutile de «pharmaciens et de fermiers»… L’engrenage est complexe dans ce grand cycle des révolutions mondiales non-violentes. Si elles sont aussi formidables que décevantes, c’est parce que les hommes forts au pouvoir semblent indéboulonnables. C’est sans doute le plus grand problème de l’histoire que nous vivons : si une révolution massive, non-violente, ne réussit pas à mettre fin à la dictature, que faut-il faire ?
Le sommet de Joe Biden est là pour reprendre officiellement les rênes de la démocratie contre les autocrates. La priorité, me semble-t-il, est de mettre l’efficacité de la non violence au centre de toutes les préoccupations occidentales. Mais les préparatifs sont opaques, et on ne voit pas encore d’idées nouvelles. Autant par l’expérience amère de l’année 2004, où des efforts intenses avaient vu un résultat fort limité, que par le constat afghan ou iranien de 2021, ce n’est pas demain la veille du retour du flambeau de la démocratie. Maalesh. Ce rocher de Sisyphe, nous sommes destinés à continuer à le pousser encore et toujours, même s’il ressemble à un château en Espagne.
Nous n’avons pas le choix.