Alternance
Chibli Mallat, 23 Mai 2017
(PDF version) L'alternance est au cœur de la démocratie. Sans changement à la tête d'une institution, le système cafouille, bloque, se corrompt. C'est aussi vrai pour le dirigeant d'une université qu'au gouvernement. C'est également vrai dans les hauts postes administratifs, et dans les ambassades.
Application : à l'ordre du jour d'une prochaine réunion du gouvernement libanais, pour la quatrième fois depuis 1993, le renouvellement de Riad Salamé au poste de gouverneur de la Banque centrale. C'est sans doute trop tard, mais il reste utile de rappeler la valeur de l'alternance à la direction de la Banque du Liban.
D'abord, il faut noter un bilan global positif. Au crédit du gouverneur, une longue liste de réussites, notamment la protection du Liban durant la crise des subprimes en 2008. Grâce à un sens conservateur des affaires, nous avons affronté une crise financière mondiale avec une sérénité exceptionnelle. Même l'Islande avait succombé aux chants de la sirène des profits faciles de l'ingénierie financière, l'entraînant dans la crise politico-économique la plus grave de son histoire.
Au crédit également de M. Salamé la parité stable de la livre et du dollar. Certains économistes y voient un manque de flexibilité préjudiciel au marché, mais le traumatisme de l'effondrement de la livre dans les années 80 a labouré profond. Il suffit d'ailleurs que nous nous imaginions aujourd'hui un écart soudainement croissant entre le dollar et la livre, qui répondrait certainement à l'état de nos finances publiques, pour que la panique s'installe dans une économie déjà exsangue par sa « saoudisation ». Par saoudisation j'entends le mauvais aspect du royaume, qui est l'impossibilité de recours efficace à la justice pour recouvrer une dette lorsque l'endetté est au pouvoir ou proche de lui. Les collègues d'Oger, d'an-Nahar ou d'al-Moustaqbal comprendront tout de suite la référence, auxquels sont dus des salaires impayés depuis des mois, et qui sont découragés par une justice inefficace à leur garantir paies et autres primes auxquelles ils ont droit.
Du côté trouble du bilan de la BDL, une opération récente reste sans réponse convaincante. L'année passée, des transactions décrites comme « ingénierie financière » ont permis aux banques de générer des revenus de 5 milliards de dollars sans contrepartie aucune. En échangeant des dettes en devises sur obligations à venir par son biais, la BDL a permis aux banques d'inscrire 5 milliards à leur actif par simple écriture comptable et échange de quelques contrats « swap ». Mais comme il n'y a pas de « déjeuner gratuit », quelqu'un a dû payer. Le dindon de la farce est le public libanais qui dans son ensemble règle la facture, car cette somme est assumée en aval par un accroissement du déficit public. Déficit derechef de ce public, c'est-à-dire nous, citoyens lambda. Les 5 milliards de dollars s'inscrivent sur notre ardoise croissante et celle de la prochaine génération, à un moment où la dette publique fait une fois et demie le PNB du pays. La Banque du Liban ne s'est jamais expliquée sur ces transactions de manière convaincante, laissant le doute planer et les nombreux articles critiques sans réponse. En attendant, le pays est quatrième dans le monde pour son endettement public vis-à-vis de son PNB.
Pour défendre le bilan d'un quart de siècle de M. Salamé à la tête de la BDL, on peut relier les deux aspects par un artifice intellectuel : la santé de la banque étant essentielle, le secteur doit être constamment chouchouté, d'où l'ingénierie sus-décrite. Par là, précisément, les banques reprennent un souffle sérieux par un surplus de liquidités, qui permet en retour d'alléger la dette de ses principaux propriétaires, par exemple, dans le cas de la BankMed, notre Premier ministre et ses proches collègues. D'où liquidités qui ont permis, semble-t-il, aux collègues d'une presse en banqueroute d'être par ailleurs compensés pour leur patience et leur fidélité, alors que par ailleurs la BDL achetait les anciens bureaux d'an-Nahar, là aussi donnant espoir aux journalistes impayés de notre premier quotidien en langue arabe de recouvrer quelques droits.
L'argent étant par nature fluide, fongible comme on dit en langage juridique, les vases communicants opèrent à plein rendement pour la classe au pouvoir, vases communicants dont l'insalubrité est augmentée par l'opacité de la finance publique, et compliquée par l'absence de comptes rendus par les dirigeants de la BDL – là où un Parlement efficace devrait jouer son rôle, mais quel Parlement et quelle alternance ! ? Au Liban, le serpent se mord perpétuellement la queue.
Dans un bilan politico-financier étalé sur un quart de siècle, « globalement positif », comme disait Georges Marchais sur l'URSS, on peut opter pour la reconduction du gouverneur à son poste. C'est une position conservatrice qui se défend, même si l'évocation du fantôme du secrétaire du PCF vicie précisément ce genre de court-circuit argumentaire.
Le problème, en réalité, se situe à un autre niveau, celui de l'alternance. La formule qu'un démocrate défend en politique contre la reconduction ad vitam aeternam des présidents (exemplairement, hélas) arabes, qui est à la base de l'effondrement de la région, c'est la nécessité de l'alternance quelle que soit l'excellence affichée du dirigeant au pouvoir. Même Jésus-Christ ne devrait pas rester à la tête de la République plus de dix ans, dans une formule qui est universelle même si elle risque de faire froncer les sourcils du pape. Le respect de l'alternance n'en est pas moins valable à la direction de la BDL.