Du hérisson et du renard : la variété savante de Samir Khalaf
Chibli Mallat, L'Orient Littéraire, DEc 2016
(PDF version) Le dernier livre de Samir Khalaf, sa 16e monographie, offre un avantage pour le lecteur paresseux. Elle fournit une entrée claire à une œuvre d’une richesse unique couvrant plus d'un demi-siècle, et des domaines aussi variés que le côté sordide de Beyrouth et ses lupanars de la première moitié du XXe siècle ; l'espace urbain et l'art dans le côté cosmopolite de la ville ; des témoignages très personnels sur l’éveil intellectuel de ses deux fils ; des portraits amicaux sur de grands amis comme Ghassan Tueni et Edward Said ; surtout le livre donne un aperçu de ses contributions savantes en sociologie politique et culturelle dans une œuvre unique par sa richesse et sa variété.
Dans une vision libérale du monde que beaucoup d'entre nous partagent avec lui, la section du livre intitulée « the seamy side » est pure valeur ajoutée à une vision humaniste sur toutes choses très humaines, y compris des modes de comportement sexuel qui ne sont pas conformes au canon ; lequel canon est persuadé que sa norme est éternelle et supérieure. L'échantillon que nous avons dans From Time to Time dévoile un pan de ses enquêtes minutieuses sur le nombre de maisons de tolérance depuis la fin de la période ottomane, y inclus étonnamment pour un avocat, la description précise de leur cadre juridique. À une époque où certains peuvent être surpris par la prise de partie nette des organisations des droits de l’homme pour « le travail sexuel » comme équivalent à tout autre travail, les chapitres de cet ouvrage donnent un réconfort érudit.
L’urbanisme de Beyrouth comprend deux topoi très khalafiens. L'un est le cosmopolitisme de Ras Beyrouth, qui a fait l'objet de ses premiers travaux. L'autre se forme autour du centre de Beyrouth, le Bourj, ottoman, puis français, maintenant réuni dans le moule un peu froid de l'après-guerre. Le Bourj provoque beaucoup d'émotions pour les Libanais qui continuent à déplorer la disparition des repères du Levantinisme depuis leur jeunesse. Leur nostalgie est un peu calfeutrée par une approche urbaine critique du centre-ville.
Le second type de travail que l'on trouve dans l’ouvrage inclut quelques beaux chapitres plus théoriques, plus particulièrement sur violence contre civilité. Ce n'est pas seulement le symbolisme tiré du fascinant travail mythologique-anthropologique de René Girard sur le transfert de l'objet de violence sur un ennemi communal, c'est aussi la compréhension de la violence contre les institutions et contre la civilité. La « démoralisation de la vie publique » annonce l'effondrement des institutions avant la violence, et « la réaffirmation des loyautés primordiales » témoigne de la façon dont la société civile se laisse entraîner dans une spirale destructrice. Comme dans Civil and Uncivil Violence (2004), dont un chapitre illustratif est repris ici, le lecteur trouve une théorie sophistiquée de l'échec de l’État ancrée dans ces deux superpositions innovatrices de l’articulation khalafienne.
L’œuvre de Samir Khalaf, dont on peut découvrir tant d’aspects dans ce livre, ne se limite pas à ces enquêtes à la fois variées et approfondies. La célèbre métaphore d'Isaiah Berlin sur le renard et le hérisson est connue. « Un renard sait beaucoup de choses, mais un hérisson une seule chose importante. » Le hérisson se concentre sur un thème spécifique et élabore toute sa recherche autour de ce thème. Le renard est l’observateur plus détendu, polyvalent, qui donne une synthèse en large brosse de beaucoup de choses. Parmi les grands livres de Samir Khalaf, se distinguent, dans le registre du hérisson, son Protestant Missionaries in the Levant : Ungodly Puritanism, 1820-60 (Londres 2012) ; et dans celui du renard, Persistence and Change in 19th Century Lebanon (Beyrouth 1979). Deux chefs-d’œuvre dont le lecteur pressé peut faire l’économie. Plusieurs chapitres dans From Time to Time en dévoilent un peu la grande maîtrise, rarement conjuguée chez un auteur, de l’art du hérisson et de celui du renard.
Tant de vecteurs de la connaissance du monde dans cet ouvrage. Le lecteur paresseux et éclectique y trouvera son goût au gré des chapitres. Le chercheur y trouvera un modèle difficile à émuler.