Précarité
Précarité
Chibli Mallat
07/06/2016
La visite de Thomas Piketty au Liban la semaine passée a coïncidé avec un référendum suisse surprenant, qui prônait un droit à un revenu minimal de 2 500 francs suisses pour tout citoyen adulte. Pour Piketty, j'avoue faire partie du club de ceux qui ont lu seulement les cent premières pages (et l'épilogue), du best-seller du jeune économiste français. Malgré cet aveu de paresse, une thèse centrale du capitalisme au XXIe siècle, dans ses grandes lignes, est maintenant bien reçue : à l'exception d'une période de quelques trente ans après la Seconde Guerre mondiale, le capital détenu par la frange des 10 % des citoyens les plus riches donne aux XIXe et XXe siècles un meilleur rendement que celui occasionné par la croissance économique « normale ». La formule simplifiée est r >g, avec /r/ comme rendement du capital supérieur (>) au rendement /g/ (growth) de la croissance économique « normale », qui est déterminée par le travail comme valeur ajoutée. Hormis donc cette parenthèse des Trente Glorieuses, la tendance centenaire est à l'accentuation de la filiation sur le travail. Il s'ensuit que la passation du patrimoine dans la famille nucléaire est plus rentable que le travail acquis par le mérite.
Derrière les chiffres secs de l'ouvrage se trouve confirmée une réalité intuitive que nous partageons tous. Pour ceux bien nés, une cuillère dorée à la bouche, la valeur n'attend pas le nombre des années passées dans les concours et les facultés. Ils feront mieux que leurs compatriotes moins bien nés qu'eux. L'escalade sociale par le mérite est en retraite, parce que la transmission intergénérationnelle du patrimoine prime. La recherche de Piketty remet en cause, à juste titre, l'illusion de la méritocratie que nous attendons de la démocratie. Les jeunes et les moins jeunes ont beau se démener, travailler dur et tard. S'ils sont moins bien nés que la frange des nantis qui héritent du patrimoine familial, ils seront toujours dépassés par leurs pairs à la descendance plus argentée.
On comprend mieux alors la réaction de par le monde. Du populisme type Bernie Sanders au référendum suisse, la réaction sociale est forte face à l'inégalité, et elle comprend les classes moyennes définies hors de la frange dorée des 10 %. Les sociétés occidentales, qui défendent comme base de leur fonctionnement démocratique la primauté du mérite sur l'héritage et du travail sur l'oisiveté, sont confrontées à une impasse inégalitaire qui se creuse en Occident. Dans le reste du monde, cette inégalité est encore plus évidente.
Mais j'aimerais reprendre le problème par un biais différent, celui de la précarité. La période des Trente Glorieuses, en Occident et ailleurs, était celle d'une génération qui n'était pas confrontée, lors du passage à la vie adulte, à la précarité qui domine aujourd'hui. Qu'ils soient diplômés ou pas, les gens pouvaient s'attendre à trouver du travail, et un travail rémunéré à la mesure de leur attente et de leurs talents. Nous savons, depuis la Révolution française, que la grogne sociale est liée moins à la réalité de la crise économique qu'à la réponse du gouvernement à l'attente des gens, leurs « expectations ». Or l'ambiance dominante depuis les années 70 est celle de la précarité. Non seulement le travail est-il difficile à trouver, mais une fois trouvé, il est le plus souvent incertain, mal rémunéré, bancal. Plus la scène du travail est difficile, plus l'acharnement des jeunes à se distinguer par des études de plus en plus longues, et de plus en plus compétitives, augmente. De surcroît, le boulot est fragile et la retraite incertaine. C'est là l'essence de la précarité ambiante. Plus que l'inégalité, c'est la précarité qui met le contrat social en danger.
Il me semble qu'on peut facilement calculer cette précarité, au niveau personnel autant qu'au niveau national ou mondial. Au niveau personnel, donc microéconomique, c'est la crainte existentielle de la perte du dernier dollar(s). Pour un mendiant dans la rue, la perte de son dernier dollar est une catastrophe, il ne pourra pas manger ce jour-là. Pour un concierge, la perte de son dernier dix dollars est une déconvenue sérieuse. Pour un Bill Gates, perdre un milliard de dollars, même dix milliards de dollars, ne provoque pas d'angoisse notable. Perdre cent milliards de dollars est sans doute grave. Et ainsi de suite dans l'échelle sociale. Pour un instituteur, un petit employé de banque, un chauffeur de taxi et la plupart des salariés, la perte de mille dollars, voire de cent dollars provoque une crise économique existentielle. Celui qui peut perdre cent mille dollars sans être réduit à changer de style de vie est évidemment en meilleure position que celui dont la précarité tient à dix mille dollars. Chacun de nous peut facilement établir la marge de cette précarité dans sa situation personnelle et celle de sa famille. En termes macroéconomiques, c'est le calcul du « taux marginal du dernier dollar(s) ».
Les économistes et les statisticiens peuvent aisément créer les équations et séries correspondantes. Plutôt que l'inégalité de style r>g, et sa correction par un revenu minimum par citoyen, la punition intempestive de Wall Street, ou des impôts progressifs, le calcul de la précarité me semble être une valeur de civilisation plus tangible, et son combat alors mieux ciblé et plus utile. À la précarité définie par le taux marginal du dernier dollar(s) doit correspondre une politique qu'il faut concevoir scientifiquement. Le XXIe siècle restera économiquement inégal, mais il n'a pas besoin de rester socialement précaire.