Le Liban asile constitutionnel : du ministre en son ministère

Le Liban asile constitutionnel : du ministre en son ministère

Chibli Mallat - 10 Août 2016
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Je n'aurai de cesse de dénoncer l'asile de fous constitutionnel – « asfouriyye doustouriyye », ©chiblimallat 2005, renouvelé en 2015 – que la béance présidentielle expose, en faisant fi de plus de quatre articles exprès de la Constitution que le quorum ridicule des 2/3 impose. Il faudra y revenir encore et toujours. Nous avons peu de chances de résoudre le problème de l'élection d'un président démocratique, c'est-à-dire d'un président qui ne nous arrive pas avec les 99 % des voix qui définissent la dictature, sans un peu de bon sens et un minimum de savoir constitutionnel. Car aucun pays dans le monde ne peut élire son président, son Premier ministre ou le président de sa Chambre lorsqu'un quorum de 2/3 est ainsi érigé en seuil d'élection.

Je voudrais exposer aujourd'hui une autre facette de folie constitutionnelle qui nous vient de l'article 53 de la Constitution révisée en 1990 à la suite de Taëf. En fait, la folie vient de l'abolition dudit article et de son remplacement par un fouillis de prérogatives. Le texte initial a disparu, qui préconisait que « le président de la République nomme et révoque les ministres ». Nous savons pourquoi cette disposition a été abolie. Présidence désastreuse de M. Amine Gemayel, dont l'effondrement sans précédent de la monnaie nationale et la reprise de la guerre civile en 1984 suite à sa politique sectaire obtuse ; putsch du général Michel Aoun qui a conduit à la fracture constitutionnelle du pays en deux gouvernements. Puis guerre civile que le même général a engagée contre M. Samir Geagea, et le retour de l'occupation syrienne au cœur de Beyrouth-Est.

En fin de parcours, la scène maronite ressemblait à l'épilogue de Hamlet. Tous les protagonistes avaient été rayés de la carte politique, sans compter les centaines de morts que la sagesse de leur politique avait occasionnées.

Arrivés à Taëf, plus personne ne voulait permettre au président de la République – maronite, s'il faut le rappeler à nos lecteurs étrangers – de faire son petit putsch ou de jouer de l'économie en destructeur souverain. Résultat : l'aberration constitutionnelle que constitue l'abolition du pouvoir naturel que possède un président dans un système présidentiel, celui de remercier un ministre qui en fait à sa tête. Imaginez si le ministre du Trésor américain défiait M. Obama. Le lecteur averti objectera que notre système constitutionnel est parlementaire. Précisément, s'il est parlementaire, la responsabilité est dite collective, et le ministre en question peut encore moins faire cavalier seul. C'est le Premier ministre qui décide. Dans tout système parlementaire qui se respecte, le Premier ministre à qui un ministre déplaît le force à démissionner en un temps deux mouvements. Imaginez si M. Boris Johnson disait non à Mme Teresa May et qu'il engageait derechef la Grande-Bretagne dans le processus de sécession de l'Union européenne.

Or dans leur enthousiasme à punir les maronites, et le système constitutionnel dans la foulée pour cause A. Gemayel, M. Aoun et consorts, les grands esprits réunis à La Mecque constitutionnelle de Taef ont oublié le danger du ministre jouant cavalier seul dans son petit ministère. Conséquence de l'oubli, un ministre libanais ne peut plus être remercié sans que le gouvernement ne tombe en entier. Le plus petit ministre devient roitelet en son ministère.

C.Q.F.D. en 2015-16 : le ministre de la Santé publique (puisque je nomme tout le monde, M. Bou Faour) ferme cet établissement malpropre ou décide si le blé du silo est consommable. Seul. Au diable le voisin au Tourisme ou à l'Économie. Politique systématique du ministre du Travail (M. Azzi) de rejeter des centaines, voire des milliers de requêtes de travailleurs étrangers. Seul. Au diable le ministre de la Sécurité sociale, de l'Économie ou des Affaires étrangères. Politique absentéiste-bloquiste du ministre de la Justice (M. Rifi) qui démissionne, ne démissionne pas, continue à assumer une partie de son travail, ne permet pas d'intérim. Qui dirige au palais de justice avec des décisions et des absences de décision au goût du jour ? Monsieur le ministre joue cavalier seul. Qu'importe le cabinet ? Monsieur le ministre règne en roi sur son petit domaine. Qu'en devient la politique du gouvernement ?

Il est vrai qu'au point où nous en sommes de l'asile constitutionnel perfectionné par la créativité politique libanaise, lorsqu'un parti au gouvernement fait la guerre en Syrie, seul, après nous avoir entraînés dans l'enfer de l'été 2006, là aussi seul, les petites décisions ministérielles à la Santé publique ou au Travail apparaissent comme un bien petit grain de folie dans la majesté du grand asile constitutionnel que le Liban projette. Après tout, le Guinness a noté nos quarante séances parlementaires stériles pour élire un président. Et nous avons bien inventé le terme constitutionnel « dialogue » (2006, Nabih Berri) comme un palliatif Constitutionnel à l'enceinte parlementaire ; le mot « présidentiable » parce que notre Constitution a oublié de spécifier des termes à la candidature présidentielle (inventeur inconnu, vers 1970, cf Larousse), et le duo génial « blocage » et « pacte» (« mithaq », « taatil », 2016, mouvance Michel Aoun) pour dire zut à la Constitution et empêcher qu'un rival ne soit élu par ses termes.

Un petit conseil au prochain président de la République et son premier ministre : faites signer à chaque ministre que vous recrutez un engagement formel et irrévocable de démissionner si le tandem qui préside au gouvernement, c'est-à-dire vous sous Taëf, lui signifie que son travail ne vous est plus satisfaisant. C'est un peu inhabituel, mais c'est le seul moyen de ne pas créer une vingtaine de rois absolus en leurs ministères.

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