Figures du fascisme au XXIe siècle
Chibli Mallat 18/10/2016
(PDF version) Comment nommer les mouvements et tendances autoritaires et violentes à l'assaut de la planète en ce début de XXIe siècle ? Il y a près de cent ans, le phénomène était plus facile à cerner, parce que ces mouvements eux-mêmes se donnaient un nom. Leur langage était déterminé, ils considéraient ouvertement la démocratie électorale et compétitive comme surannée, au pire un obstacle à leur prise de pouvoir, au mieux un outil à ne plus utiliser une fois arrivés au pouvoir. À gauche se trouvaient les parties de mouvance communiste positionnées sur la dictature bolchevique, léniniste puis staliniste ; l'effondrement de l'URSS en 1991 en a sonné le glas. À droite, les trois principales expressions d'autoritarisme, en Italie le fascisme, en Allemagne le national-socialisme élidé en nazisme, et en Espagne le phalangisme qui, comme les faisceaux de Mussolini, s'organisait militairement pour exercer la violence contre l'ennemi de gauche. Le nom adopté par Franco en 1937 en est expressif, Falange Española Tradicionalista y de las Juntas de Ofensiva Nacional Sindicalista. Dans l'ensemble, ces mouvements liés et très proches dans leur action commune en Espagne ont abouti à la tuerie mondiale de la Seconde Grande Guerre, et l'histoire a retenu « fascisme » comme leur dénominateur commun, avec la connotation la plus négative qui soit.
Nous n'avons pas de nom alternatif pour les mouvements semblables au XXIe siècle. Alep en 2016 ressemble fortement à la Barcelone de 1938, avec une ligue fasciste qui rassemble une coalition d'autoritarismes, syrien-iranien-russe, en un miroir fidèle du franquisme-nazisme-fascisme qui avait alors prévalu en Espagne. La complication principale dans cette comparaison provient d'un facteur communautaire-religieux qui n'était pas saillant au XXe siècle. Cent ans après un fascisme européen, qui a dévasté le monde, le massacre d'innocents par des individus liés dans une franchise mondiale a pris des formes plus religieuses, principalement islamistes, suffoquant par la tuerie de près de trois mille civils à New York un siècle alors prometteur d'une fin de l'histoire, sous forme de démocratie et de droits de l'homme. Pour ne pas se voiler la face sur cet islamo-fascisme, je ne pense pas utile, comme par exemple le suggère Oliver Roy, de totalement ignorer la partie « islam » de l'équation. Avec Manuel Valls, je préfère inscrire le phénomène dans des traits bien reconnaissables des fascismes du XXe siècle, donc d'un islamo-fascisme à l'instar de nationalo-fascisme dont celui venu d'Italie a semé la première graine.
Les formes planétaires de l'identitaire politique en fascisme religieux sont multiples, l'hindou-fascisme particulier à l'Inde dans la montée de Narendra Modi, le bouddho-fascisme autour du moine Wiratu en Birmanie/Myanmar, le judéo-fascisme de la plupart des dirigeants d'Israël, tous en vis-à-vis de l'islamo-fascisme né chiito-fascisme en Iran en 1979 ou sunno-fascisme de variantes wahhabites diverses. Aux États-Unis, l'effroi face à la montée du phénomène Donald Trump provient d'une perception semblable, beaucoup moins teintée de religieux. Trump, comme l'a décrit au mieux Robert Kagan, est le prototype du fascisme américain (The Washington Post, This is how fascism comes to America, 18 mai 2016).
Au Liban, nous reconnaissons ce phénomène dans cette convergence entre l'axe en action à Alep et les coups de force répétés du général Michel Aoun pour prendre le pouvoir. Difficile à amalgamer dans un langage politique nouveau – Trumpism peut-être si Trump est élu président ? –, je ne trouve de descriptif autre que le terme fascisme. Que la classe politique traditionnelle au Liban s'écrase face à cette montée n'est pas nécessairement exceptionnel, mais une phrase récente d'un député du 14 Mars n'en sonne que plus juste : « La République apporte Franco. » Ce phénomène n'est pas unique au aounisme, même si son anatomie fasciste en « autopsie d'une haine » a été disséquée magistralement par Michel Hajji Georgiou il y a longtemps (L'OLJ du 3 juin 2009).
Au moins ne faudrait-il pas se faire d'illusion, le langage, le comportement, les alliances du aounisme sont une expression familière au fascisme des années 1930. En 2016, le fascisme du XXIe siècle frappe à la porte de la présidence libanaise. Il n'est jamais trop tard pour dire non au nom de la Constitution et des principes démocratiques, et la société libanaise résiste. Que ceux qui auront permis au fascisme de parvenir à la tête de l'État en soient au moins conscients.