De la faillite en Arabie saoudite, et ses répercussions libanaises
Chibli Mallat, 6 Jan 2017
(PDF version) La nouvelle dramatique du Safir fermant ses portes en fin de mois rappelle la situation critique de dizaines de collègues dans l'ensemble du secteur. Les salariés du Mustaqbal et du Daily Star, les employés de diverses télévisions, sont dans une situation kafkaïenne. La plupart continue à travailler depuis plus d'un an sans recevoir un sou. Le site Now Lebanon a fermé. Et la semaine passée, la résiliation des contrats de dizaines de salariés d'an-Nahar a été opérée, selon différentes informations, sur base de paiement des arriérés mais sans les indemnités de licenciement abusif. L'année 2017 ne commence pas bien au Liban.
Le système des médias libanais dépend de contributions directes et indirectes substantielles du Golfe arabe, surtout saoudiennes, qui comblent les vides budgétaires des journaux et des télévisions. Un financement généreux était souvent à l'origine de la création du journal ou de la station de télévision en question. Un appel à un membre de la famille royale suffisait, dans le temps, à renflouer les caisses. Maintenant, plus personne ne répond à l'autre bout du fil.
L'effondrement de nos grandes institutions de presse n'est qu'un aspect d'un malaise économique structurel dans la région. La crise est plus profonde. Les « vaches à lait » qui ont donné du travail aux Libanais et autres « expatriés » depuis au moins une génération sont là-bas, dans le Golfe arabe. Or cinq conglomérats sont en grave difficulté en Arabie saoudite. Nous en connaissons les répercussions tragiques sur la grande compagnie saoudienne, Saudi Oger, de notre Premier ministre. Elle se trouve dans une spirale effroyable, des milliers d'employés continuent d'y travailler sans rémunération, des bribes de nouvelles qui filtrent rendent leurs souffrances encore plus difficiles ; par exemple, lorsqu'une rumeur insistante rapporte que les citoyens français ont bénéficié du paiement d'arriérés pour clore le chapitre saoudien et rentrer chez eux. Pour les citoyens libanais, la douche écossaise lamine ce qui leur reste d'énergie, alors que leurs économies fondent à vue d'œil.
Dans un monde en cessation de paiement à une telle échelle, cette réalité serait décrite, sans hésitation, comme une faillite. La procédure qui s'enclencherait est déterminée, dans ses grands traits, par une annonce formelle de cette faillite par ses propriétaires incapables d'honorer leurs engagements, ou par une intervention de la justice répondant aux nombreux ayants droit soucieux de sauver au moins une partie des dettes qui leur sont dues.
Or un système juridique de la faillite ne fonctionne ni en Arabie saoudite ni au Liban, où le droit devrait s'appliquer, mais où les ayants droit, notamment les employés non payés, n'arrivent pas à se dégager de la gangue saoudienne qui détruit toute règle de droit. On attend une éventuelle décision d'un deus ex machina et on continue à travailler pour du vent.
Le problème juridique revêt plusieurs dimensions, toutes anormales. Le droit saoudien de la faillite est poreux. La loi principale qui le régit date de 1965. Amendements et applications se sont heurtés à la pratique carcérale qui régit le défaut de paiement. La sanction du défaut de paiement est la prison, et cette peine d'un autre âge est appliquée par les tribunaux aux individus. Des dizaines de décisions judiciaires récemment publiées en montrent la réalité au quotidien. Le second problème est l'exception de la famille royale et de ses dépendants immédiats : malgré des efforts réels de la justice saoudienne, qui a récemment jugé et exécuté le prince Turki bin Saoud al-Kabir pour avoir tué un homme lors d'une rixe, leur immunité financière est totale. La conséquence est que les grands défauts, souvent liés à des contrats qui ne sont pas honorés, restent littéralement hors la loi. Il n'y a pas de recours judiciaire, juste des supplications. Le problème, là aussi, est structurel. Dans une dépêche secrète qui date de 1996, publiée par WikiLeaks en 2011, l'ambassadeur américain expliquait à ses interlocuteurs que les banques saoudiennes évitent de prêter à des membres de la famille royale. Elles savent qu'elles n'ont pas de recours juridique pour des dettes non remboursées.
La situation est tellement bizarre, et sans précédent, que personne ne sait par où commencer. Des milliers de salariés honnêtes se retrouvent de plus en plus dans la dèche alors qu'ils continuent à travailler, gratuitement, dans l'espoir que le prix du pétrole grimpe et que les coffres du gouvernement saoudien reviennent à l'engorgement d'antan. Fatalisme aveugle. On devrait pouvoir faire mieux que cela, en commençant par penser sérieusement à un cadre juridique utile pour sortir d'une impasse structurelle. En Arabie saoudite, la réforme du droit de la faillite est urgente, surtout depuis l'annonce de la « Perspective 2030 », projet officiel de redressement. Les Émirats ont passé une loi de la faillite fin octobre mettant fin à la peine de prison pour les débiteurs insolvables. Une loi saoudienne semblable serait un début, encore faut-il ne pas faire d'exception pour les « grands » qui font défaut au paiement de leurs dettes. Au Liban, il faut d'abord s'organiser pour faire face à la faillite dans sa double réalité libanaise et saoudienne. Mettre fin à la politique de l'autruche serait un bon début, et le programme du voyage présidentiel officiel à Riyad sera chargé. Surtout, il faut remplacer le fatalisme par une réflexion en termes de règles de droit, y compris du droit de la faillite.