Crises constitutionnelles : petit guide du Brexit et de la présidence libanaise

Crises constitutionnelles : petit guide du Brexit et de la présidence libanaise

Chibli Mallat, 8 Nov 2016

(PDF version) Deux événements importants la semaine passée : à Londres, la Haute Cour de justice a interdit au Premier ministre d'engager le Brexit sans loi expresse via le Parlement. Au Liban, après 45 séances de torpillage (taatil), les députés libanais absentéistes ont mis fin à la vacance présidentielle. Quoique immensément disparates, les deux faits soulignent une profonde crise constitutionnelle.

Paradoxe sur la scène libanaise : enfin respectant les termes de la Constitution, le torpilleur principal est devenu président. On aurait pu imaginer qu'il fût torpillé en retour, mais c'eût été inconstitutionnel. Un candidat présidentiel réussit donc à devenir le garant d'une Constitution qu'il a violée pour devenir président. Comment sortir du paradoxe?

Les défenseurs de la Constitution, dont principalement mes amis de Liban humaniste, qui ont déblayé par leur attachement à notre Loi fondamentale les entraves créées de toute pièce pour perpétuer la vacance (« panier, pacte (mithaqiyya), appel au suffrage universel, dissolution du Parlement, conquête de la planète Mars... »), n'oublieront pas de sitôt l'absentéisme constitutionnel des partisans du président Aoun. Mais le paradoxe a une solution : poursuivre la revendication d'application de la Constitution, dans son esprit le plus constructif, dans tous les actes à venir d'un président à la légitimité viciée.

La tendance autoritaire de « l'homme fort » que M. Aoun affiche est troublante, et il faut demeurer vigilant pour ne pas le voir calquer les Assad et Erdogan de la région. Mais il n'aura pas à s'en inquiéter s'il ne viole pas les libertés constitutionnelles qui nous caractérisent dans un Moyen-Orient où journalistes, blogueurs et manifestants sont systématiquement malmenés par le pouvoir exécutif. À son avantage également, s'il respecte la Constitution, comme il semble le répéter depuis le 31 octobre, est la nécessité de ne pas laisser traîner la formation du gouvernement en mettant l'accent sur le vote de confiance comme butoir. Je résume un argument développé dans an-Nahar du samedi passé : que le gouvernement soit formé rapidement par l'activation du vote de confiance. Si le gouvernement formé par le président et le Premier ministre n'est pas représentatif, ceux qui s'y opposent ont le droit de le faire échouer par le vote de confiance requis par l'article 64. De même, le président peut s'armer d'un argument constitutionnel pour hâter la loi électorale. Les citoyens électeurs et les politiciens candidats ne doivent pas se trouver au pied du mur, quelques jours avant les élections, ne sachant pas encore quelle loi va s'appliquer.

Le lecteur appréciera le paradoxe : le président Michel Aoun, arrivé à la tête de l'État par des manœuvres anticonstitutionnelles, s'y maintiendra au mieux en appliquant la Constitution, et rien que la Constitution.
Crise constitutionnelle anglaise maintenant. Six mois après le tremblement de terre du référendum sur l'Union européenne, une décision de la Haute Cour de justice (High Court, qui n'est pas l'ultime instance, il y a « cassation » devant la Supreme Court dans quelques semaines) a invalidé l'acte du gouvernement de Theresa May engageant le pays dans la sortie de l'UE. Cette boussole n'est pas peu fière d'avoir indiqué, dans une première « Lecture constitutionnelle du Brexit » (L'OLJ, 28 juin 2016), la nécessité d'un vote parlementaire pour mettre le Brexit en action, et la difficulté de le faire lorsque les deux tiers de la Chambre des communes sont opposés à cette sortie. À moins de faire appel à de nouvelles élections.
Nous avons deux logiques en vis-à-vis, expression populaire référendaire, expression populaire parlementaire, comme deux trains en collision. Comment sortir du paradoxe ?

Pour asseoir son pouvoir fragile, ballotté entre ces deux logiques, la première ministre a tergiversé, et pris la mauvaise décision en engageant l'Article 50 pour la sortie de l'UE pour décembre. Maintenant, ce n'est plus possible, car cette mesure a été jugée inconstitutionnelle. Le Parlement doit voter une loi pour effacer la loi ECA (European Communities Act de 1972 et ses avatars), qui a introduit le droit européen au cœur du système juridique anglais, ce faisant donnant des droits au citoyen que le gouvernement ne peut enlever sans un nouvel acte parlementaire. C'est l'argument de la Haute Cour. Donner la notice de sortie par Theresa May est inconstitutionnel, parce que irréversible pour les droits des citoyens britanniques, telle la liberté de mouvement et d'établissement.

Mais le jugement de la Haute Cour élude la force du référendum, et le monde attend maintenant la décision de la Cour suprême. Si elle le confirme, Mme May ira-t-elle au Parlement pour tenter de faire passer une loi ?
Ses chances de réussir ne sont pas fortes, sinon elle l'aurait déjà fait. Si cette tentative échoue, et maintenant qu'elle s'est engagée haut et fort pour le Brexit, alors qu'elle-même était contre, de nouvelles élections seront nécessaires. C'est ce que nous lui avions proposé en juin : le référendum ne peut être confirmé ou infirmé que par un autre référendum, impossible à envisager car il ouvre un cycle interminable. Dans la mesure où la majorité parlementaire ne peut être réunie, seules de nouvelles élections qui sont forcément axées sur la question de l'UE peuvent résoudre la crise constitutionnelle.

Quoi de commun dans les paradoxes du Liban et de la Grande-Bretagne ? Une tendance autoritaire qui se traduit par une pratique anticonstitutionnelle dans des registres vitaux pour le pays : torpillage de la Constitution pour prolonger la vacance présidentielle dans le cas de M. Aoun, violation de la Constitution par Mme May pour rester au pouvoir en escamotant le rôle du Parlement par un recours unilatéral à l'article 50 de sortie de l'UE. La réponse est la même dans les deux cas : même si les enjeux des crises constitutionnelles respectives sont profondément différents, le respect absolu de la Constitution est la seule voie de sortie.

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