Une justice made in USA qui ébranle le monde

Une justice made in USA qui ébranle le monde

Chibli Mallat

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Le verdict est tombé le mercredi passé comme un coup de tonnerre sur la scène internationale. La Banque centrale iranienne est condamnée par la Cour suprême à payer 1,75 milliard de dollars à mille familles qui luttent devant la justice américaine depuis plus de dix ans. « La majorité des victimes, explique la cour dans le jugement historique Bank Markazi vs Peterson, demandait réparation pour des dommages liés à la bombe en 1983 contre la caserne des marines à Beyrouth, Liban. »

Pourtant, la Cour suprême des États-Unis n'aime pas les affaires étrangères. Sa décision de pénaliser l'État iranien pour les souffrances de victimes de violence politique est d'autant plus surprenante que sa distanciation traditionnelle de l'international est notoire. Dans l'affaire Maher Arar (2010), la cour avait refusé d'examiner une requête semblable dans sa portée universelle lorsqu'il s'agissait de manquements graves aux droits de la personne commis par le gouvernement américain. Maher Arar, un ressortissant canadien d'origine syrienne que le FBI avait arrêté à Chicago et livré aux tortionnaires du dictateur syrien, avait esté en justice au Canada et aux EU. Il avait été débouté par la Cour suprême par déni de certiorari, le terme technique rejetant son appel. Au Canada, également partie prenante à l'arrestation abusive d'Arar, il avait reçu plus de 10 millions de dollars en compensation. Aux États-Unis, 0 dollar 0 cent. Dans sa décision de déni, la Cour suprême avait confirmé le jugement du «Second Circuit» à New York qui avait rejeté toute réparation sous l'étrange prétexte que ce n'était pas aux tribunaux de décréter des dommages-intérêts aux victimes étrangères de la torture syrienne, malgré la collusion des autorités américaines dans la violation de leurs droits.

Dans Bank Markazi, la majorité de la Cour suprême a considéré qu'une loi expresse du Congrès, promulguée en plein procès pour soutenir le droit des victimes, n'était pas inconstitutionnelle. Dans un avis dissident, le président de la cour, John Roberts, a souligné la division tripartite de Montesquieu comme une règle d'or que la majorité avait violée en permettant l'intervention directe du pouvoir législatif dans un procès en cours.

Ce n'est pas un jour tout à fait glorieux pour la Cour suprême à l'aune de l'équité universelle vu le précédent Arar et l'intervention du gouvernement américain en 2001 en Belgique pour forcer un changement dans la législation empêchant les victimes d'un autre massacre commis à Beyrouth de voir justice faite contre leurs tortionnaires.

Mais les victimes américaines de la violence du gouvernement iranien ne méritent-elles pas, quand même, compensation? Que penser de cette jurisprudence, qui va relancer la tension entre les États-Unis et un gouvernement iranien qui a déclaré «ignorer» la décision, et qui se rendra vite compte que la normalisation promise par l'accord nucléaire est sérieusement laminée par le précédent de mercredi? Et dans les souvenirs pénibles des grands massacres de Beyrouth, n'y a-t-il pas une joie mélancolique, une Schadenfreude, pour les victimes d'une violence que le gouvernement iranien et ses alliés n'hésitent pas à exercer contre nous et dans la région?

Les retombées politiques de Bank Markazi sont difficiles à apprécier. Si les actions se multiplient aux États-Unis contre l'Iran et la Syrie, et maintenant contre le Hezbollah avec la nouvelle loi que le Congrès a passée, nous allons nous retrouver encore une fois entre le marteau et l'enclume. Dans la politique maximaliste des dirigeants iraniens et de leurs alliés syro-libanais, la fin du gouffre apparaît lointaine. Seul un changement de cap important pour les dirigeants iraniens et leurs client libanais, en Syrie dans leur détachement de Bachar el-Assad, au Liban dans la fin du veto Hezbollah contre l'élection présidentielle, en Irak contre la mainmise sur un gouvernement aux abois, au Yémen par le retrait militaire des houthis de Sanaa, permettrait un peu de détente. Mais aucune de ces mesures n'est à l'ordre du jour, et Bank Markazi fera en sorte, malgré les arguments que la majorité tire par les cheveux, de donner un peu de satisfaction aux victimes de la violence des dirigeants iraniens et de leurs exécutants locaux.

À Washington, dans ce registre de réparations pour grands crimes qui définira le droit du XXIe siècle, une autre nouvelle a ébranlé les milieux du pouvoir. Le 19 avril, John di Gioia, le président de l'Université de Georgetown (une de mes alma mater, on se sent tous un peu responsables), a envoyé aux anciens une lettre circulaire promettant justice pour la vente, révélée par le New York Times trois jours plus tôt, de 272 esclaves pour renflouer les caisses de l'institution. La vente s'était conclue en 1838! Deux siècles plus tard, le président de l'Université jésuite-catholique célèbre au cœur de Washington promet réparation à la communauté «noire» – apparemment on ne dit plus communauté «afro-américaine». Mais à qui et comment? Comment penser réparation deux cents ans après un crime qui n'en était pas un alors?

La justice made in the USA affole notre boussole morale, en partie parce qu'elle vient de l'État le plus puissant et le plus riche du monde. Mais il faudra, volens nolens, que nous l'ajustions.

*Chibli Mallat est avocat international et professeur de droit. Spécialiste de droit pénal international et des affaires devant l'Ofac au Trésor américain, son dernier ouvrage, « Democracy in fin-de-siècle America », est paru le mois passé. Ancien candidat à la présidentielle libanaise, il consacre sa réflexion et ses travaux à ce Moyen-Orient continuellement à feu et à sang, en prônant une véritable philosophie de la non-violence, axée sur des propositions concrètes à tous les niveaux.

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