Sonnette d’alarme
Chibli Mallat, 7 Fev. 2017
(PDF version) C'est la fin de la période de grâce. La confrontation entre Michel Aoun et Walid Joumblatt sur la loi électorale nous éblouit, et elle se terminera en queue de poisson, au mieux. La plupart des lecteurs savent lequel des deux politiciens libanais a ma préférence, aussi cette Boussole se réduit-elle à quelques remarques constitutionnelles pour prendre un peu de distance envers un débat sursaturé.
Il n'y a pas de loi électorale idéale. La raison en est la composition sociale des partis politiques, et cette variante est fonction de l'histoire dans tous les pays du monde. Le bipartisme français est majoritaire, le bipartisme allemand est proportionnel. Nul ne doute de la réalité démocratique des deux pays, et on ne peut en comprendre les nuances sans un détour dans la longue histoire de leurs partis politiques. Depuis le célèbre paradoxe de Condorcet dans son Essai sur l'application de l'analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix de 1785, la « science » électorale reste approximative, car les équations et les chiffres se greffent sur une carte partisane en mutation historique permanente. Il suffit de voir l'état du Parti socialiste à la veille des élections présidentielles françaises de ce printemps 2017.
Prenons donc un peu de champ. À déjeuner avec François Abi Saab et Charles-Henri d'Aragon, deux personnalités réfléchies s'il en est, l'ancien ambassadeur de France, qui a redirigé une partie de son énergie vers le soutien des œuvres caritatives de l'ordre de Malte, nous résumait la scène libanaise dans une formule lapidaire. « Les Libanais sont des individus remarquables, mais de piètres citoyens. » Ma projection dans la crise actuelle : le carcan confessionnel empêche la citoyenneté, et dans un paysage qui ne connaît pas de partis nationaux, le serpent ne peut que se mordre la queue. Sans parti national transcendant le confessionnalisme électoral, la proportionnelle n'a pas de sens. Il vaut mieux que les gens votent dans la plus petite circonscription possible, car elle traduirait au mieux la volonté populaire par une plus grande proximité entre le votant et son élu en l'absence de partis nationaux. Il est vrai que cette proximité encourage un esprit de clocher, ou pire, l'achat de voix. Avec des pour et des contre incessants, et une absence de parti politique opérant historiquement au niveau national, une loi électorale idéale n'existe pas. Que le Parlement procède donc à un débat public qui se termine par un vote sur la loi. Il n'y a pas d'autre solution.
Et parlant d'histoire, nous avons raté la transformation de l'élan sans précédent de la révolution du Cèdre en une liste nationale de 128 députés, proposée en mars 2005 à Moukhtara. Walid Joumblatt se trouvait alors dans une position unique de leader national – Saad Hariri n'avait pas encore repris l'héritage paternel, Michel Aoun était en exil, et Samir Geagea en prison. Nous avons raté ce rendez-vous avec l'histoire citoyenne. Il demeure que seule une liste nationale d'un parti de 128 députés pourrait casser le carcan traditionnel dans sa dimension non citoyenne. L'effort requis pour la mettre en place demande une telle mobilisation et des moyens financiers si considérables qu'elle demeure de l'ordre du virtuel. À défaut de la naissance d'un tel parti transconfessionnel, les lois électorales resteront branlantes et incohérentes. Elles ne peuvent que reproduire et renforcer la dimension non citoyenne de notre système politique fracturé.
Enfin, une note sur le vide, ou le chaos, dont a parlé le président de la République si « sa » loi électorale n'est pas adoptée. Je ne sais qui le conseille, mais si ce genre de blocage dans l'opposition lui a réussi, pourquoi s'engager dans cet autoblocage irrationnel de la Constitution maintenant qu'il est au pouvoir? Ou alors l'affaire est plus grave car c'est ce qu'il souhaite : bloquer, vider, torpiller les autres institutions constitutionnelles afin de rester seul au pouvoir. Peut-être souhaite-t-il nous entraîner sur une pente où l'absence d'élections le laisse président sans Parlement, et inévitablement alors, sans gouvernement.
Réfléchissons en termes de persistance du blocage et de la menace d'un nouveau vide constitutionnel. Le Parlement vient à terme le 20 juin, qui s'était déjà autorenouvelé par deux fois de manière scandaleuse. Sans élections, et sans autoprorogation impossible à envisager encore une fois, nous n'aurons plus de Parlement ce jour-là. L'article 42 de la Constitution requiert que l'élection parlementaire se fasse dans les deux mois avant l'expiration du mandat de la Chambre. La tension, déjà palpable aujourd'hui, va donc monter de jour en jour à partir du 20 avril. Le gouvernement Hariri n'y survivra pas, et s'il y survit, nous allons nous retrouver dans une confrontation ouverte entre une partie de ce gouvernement et le chef de l'État. Résultat : un président sans gouvernement ou avec un gouvernement qui lui est opposé , et pas de Parlement. Ce n'est plus une sonnette d'alarme qu'il faut activer. C'est le tocsin.
La période de grâce d'un président expire par son écoulement naturel dans le temps. Elle n'est pas en général le fait du président. Soupir.