Farès Sassine, le garant
Écrits I : Essais de Farès Sassine, L’Orient des Livres, 2022, 329 p.
Écrits II : Lectures de Farès Sassine, L’Orient des Livres, 2022, 612 p.
Singulière mémoire qui s’attache à Farès Sassine (1947-2021). Tout absent renaît tous les jours dans le manque qui s’étiole en mémoire. C’est banal. Pour Sassine, c’est différent. Sa renaissance quotidienne est rappel de bien plus qu’un manque familial, amical, professionnel, c’est le rappel de la disparition à jamais d’un garant.
Sassine était le garant d’une culture libanaise où se bousculent tant de cultures, la philosophie de tous les âges, vingt-cinq siècles continus de Platon jusqu’à Foucault en passant par Averroès, Kant et Hegel ; les lettres arabes de tous les âges, quinze siècles depuis les belles mu‘allaqat de la Jahiliyya jusqu’aux poèmes en prose du Liban contemporain ; le français littéraire de tous les âges, huit siècles du Roman de la Rose à René Char, Georges Schéhadé et Pierre-Jean Jouve ; un demi-siècle de tous les romans noirs en Amérique, Chandler, Faucon Maltais et consorts ; et puis le cinéma du monde, un grand siècle de cinéma depuis les balbutiements de L’Ange bleu jusqu’au dernier Scorcese ; et encore tout le siècle des peintres libanais, leurs œuvres, leurs anecdotes, les musées et collections privées où on peut les trouver ; enfin les tapis de trois siècles d’Asie Centrale jusqu’à Wissa-Wassef, tapisserie qu’il connaissait bien mieux que les marchands persans. Les tapis enfin ? Pas sûr que ce soit la fin du savoir Sassine, car c’est par hasard que je lui avais découvert cette dernière expertise. Son champ de connaissance allait sans doute encore plus loin. Ce qui est certain, c’est que de tous ces domaines, Sassine était le garant narquois, modeste, understated. Le lecteur en verra un pan d’humilité savante que dévoilent ces deux volumes. Même les poèmes qu’il y traduit si élégamment ne sont jamais pour lui des traductions, mais « une tentative de traduction ».
Sassine honnête homme des XXe et XXIe siècles, chantre arabe des Lumières, personnage de la Renaissance, encyclopédie ambulante, philosophe et professeur de philosophie, tout le monde s’accorde sur son côté éblouissant. Ses amis lui ont souvent reproché son égoïsme, synonyme de modestie, synonyme de paresse, qui garde sa connaissance en étincelles orales et ne la couche pas sur le papier.
Il y a erreur. Ces deux ouvrages, et celui qui paraît bientôt en arabe, nous montrent combien nous avions tort. Pression du temps, car le comité éditorial souhaitait qu’ils soient prêts pour le festival Beyrouth Livres 2022, ils n’ont pas d’index. S’il y avait un index d’artistes, au sens élargi du terme, et des œuvres citées, il en faudrait un volume entier. Noms connus, noms inconnus, on dirait qu’on lit Deleuze, que Sassine pratiquait, ouvrant comme lui des ressources de culture insoupçonnées, insoupçonnables d’envergure. Vous connaissiez Joseph Sayegh, auteur de quatre volumes de poèmes ? Dominique Fernandez ? Pierre Bayard ? La NRF en 1939 ? La vision gaulliste de la Russie ? Alberto Mussa ? Paul Audierne ?
Les chercheurs que réveillent ces ouvrages sur la pensée de Sassine, les chercheurs qui écriront bientôt sur Sassine, Sassine dans le siècle, Sassine voix d’un libanisme aux couleurs arabes, Sassine esthète, Sassine philosophe, Sassine cinéphile, ces chercheurs auront la chance de découvrir ces maîtres et ces œuvres sous sa plume claire et aiguisée.
Les chercheurs de la pensée Sassine découvriront d’autres textes, au détour d’un quotidien, d’un magazine, de manuscrits et tapuscrits dans des lieux encore inexplorés. Il a publié plusieurs ouvrages seul ou en co-auteur sur des moments célèbres de l’histoire du Liban moderne : sur le Parlement de 1992 (1997) ; sur le Bourj (2000) ; sur l’Indépendance (2001) ; sur Sélim Takla (2006) ; certains de ses ouvrages sont épuisés, tels son Liban du XXe siècle en images, une grande et belle production ; certains restent inédits, telle du jeune Sassine sa belle thèse de doctorat en Sorbonne, mature et forte, sur Le Libanisme maronite, qui est publiable telle quelle tellement elle est classique.
Sassine a souvent parlé d’une biographie de son grand ami Ghassan Tuéni. Nous ne savons pas, hélas, où il en était dans sa maturation. Mais le lecteur verra Tuéni souvent mentionné dans ces deux livres, y compris dans une lecture fine et exhaustive de la Révolution non violente de 1952, qui avait forcé la démission du premier président de la République, Béchara al-Khoury. Révolution qui « fait entrer par la grande porte ces trois troublions de la politique libanaise, Kamal Joumblatt, Raymond Eddé et Ghassan Tuéni ». Typique de Sassine, en deçà de la toile libano-libanaise, sa conclusion à l’envol poétique : « Nous pensons aussi, avec René Char, et contre tous ceux qui ont trouvé trop de ressemblance entre le passé et le présent, que ‘l’Éternel retour est aussi un éternel départ’. »
Et parce qu’il y aura encore d’autres trésors enfouis, j’offre au lecteur en exemple un travail que j’avais ébauché avec lui, sur le progrès de la philosophie politique à travers les siècles, c’est-à-dire les concepts phares qui marquent une césure scientifique dans la pensée universelle du monde tel qu’il devient. Nous en avions parlé comme d’un manuel philosophique, avec un commentaire défendant chaque entrée philosophique ainsi que des textes illustratifs de chacun des moments conceptuels révolutionnaires. Cette ébauche ressemble un peu à l’abécédaire dans ses Essais, moins l’humour.
Le texte ci-dessous est présenté avec deux fortes réserves. La première est que Farès ne l’a pas autorisé, mais que nous en avons souvent discuté comme un projet à deux mains. Je me permets donc de l’inclure, forcément incomplet ou prématuré, comme l’a fait de manière posthume Henri-Jean Martin pour Lucien Febvre dans L’Apparition du livre. Deuxième réserve, plus taquine. Farès n’aurait pas inclus une dernière entrée (2015 : Mallat - Non-violence comme philosophie de l’histoire), et j’aurais bataillé avec fausse modestie pour l’en convaincre. Mais que voulez-vous, le ridicule tue plus aisément quand le garant manque à jamais.
Philosophie politique
Progrès conceptuels en plus ou moins vingt moments
Farès Sassine et Chibli Mallat
1750 BC : Hammurabi - Naissance du droit = pouvoir d’État, Droit = justice, « J’ai donné ce droit pour protéger le faible. »
500 BC : Platon - Philosophe-roi gardien de la République
33 AD : Jésus Christ - Naissance de la non-violence hors politique, amour nerf de la cité
1640 : Descartes - Naissance philosophico-politique du « je »
1713 : Abbé de Saint Pierre - Naissance de l’État-Nation condition d’abolition de la guerre
1748 : Montesquieu - Séparation des pouvoirs contre l’absolutisme
1765 : Rousseau - Loi expression de la volonté générale, pouvoir du peuple en contrat social
1785 : Condorcet - Élections régulatrices du pouvoir
1787 : Hamilton, Madison, Jay- Naissance de la Constitution libérale
1788, 1795 : Kant - Le « je » absolu en ciel étoilé au-dessus de moi et loi morale en moi, fin de l’histoire
1790 : Sophie de Grouchy, Olympe de Gouge - Femmes égales dans la cité
1820 : Hegel - La philosophie interprète de l’histoire. La chouette de Minerve ne prend son envol qu’à la tombée de la nuit, et son message est l’État
1835 : Tocqueville - Démocratie érigée en ultime modèle politique
1861 : Marx - Théorie de la plus-value. Pas de politique (lutte des classes) sans économie (exploitation de la force de travail)
1900 : Kawakibi - Théorie du despotisme
1918 : Weber - L’État défini par le monopole de la violence légitime ; la politique en métier
1920 : Wittgenstein - Langage prison de la pensée
1952 : Monnet - Paix mondiale en modèle Europe
1963 : Arendt - Banalité politique du mal
1980 : Deleuze - Politique en rhizome
1996 : Fossaert - Système quand même, Ordres H (Homme), N (Nature), S (Société) ; S = FE (Formation Économique) + FP (Formation Politique) + FI (Formation Idéologique)