D’Iran et d’Arabie saoudite
1 Juin 2017
(PDF version) Le déchirement du Liban entre l'Iran et l'Arabie saoudite est moins grave que celui entre Israël et la Syrie dans les années 1978-1984. Toutes les guerres intestines de l'époque, les voitures piégées, l'invasion de 1982 y étaient ancrées, comme en a résulté l'occupation du Sud depuis 1978 et jusqu'à la libération en juin 2000. Malgré le facteur israélien persistant, nous ne sommes plus dans le même ordre d'intensité que sous la tenaille précédente.
Pourtant, le déchirement du pays entre l'Iran et l'Arabie saoudite, comme en témoigne le sommet de Riyad, est plus existentiel dans la mesure où les alliances chrétiennes avec Israël à l'époque n'étaient jamais identitaires, alors que le miroir des communautés sunnite et chiite du Liban reflète directement le conflit transrégional entre les deux grandes communautés de l'islam. La rivalité Riyad-Téhéran est profonde, et le Liban est l'un des cinq lieux de confrontation ouverte entre le chiisme et le sunnisme mondialisants. Les quatre autres sont la Syrie, le Bahreïn, le Yémen, et l'Irak, où le sang coule ouvertement, sans compter les frontières maritimes directes dans le golfe Arabo-Persique, qui risque de s'embraser à tout moment.
La sagesse a recommandé la politique de neutralité sous la présidence de Michel Sleiman, « politique de distanciation ». On sauve les meubles en s'écartant du conflit autant que possible. La réalité est plus tenace, parce que l'influence ou le suivisme, là aussi question de perspective, opèrent en profondeur. Il suffit de voir les calicots dans les quartiers populaires respectifs. Les élections prévues cet été seront lourdement obérées de financements iranien et saoudien.
Peut-on faire des nuances dans la distance à prendre par rapport aux deux gouvernements ?
Le carcan saoudien sur sa société est lourd : pas de mixité, pas de culture, pas d'élections. En Iran, il y a mixité, il y a une vie culturelle et il y a une compétition apparente durant les élections nationales. Ces éléments sont importants, mais ils ne sont pas décisifs. Le manque de respect aux droits de la personne, surtout de la femme, caractérise les deux gouvernements. Il n'existe pas d'alternance, en Arabie saoudite comme en Iran. Pour l'Arabie saoudite, il faut lire l'ouvrage de Madawi al-Rasheed, Muted Modernisms, pour se rendre compte de l'intolérance du régime envers tout genre d'opposition, surtout l'opposition non violente. En Iran, il suffit de voir les deux anciens candidats à l'élection présidentielle encore aux arrêts huit ans après les élections tronquées de 2009. Le pouvoir y est aux mains d'une dictature religieuse à la tête de laquelle se trouve le « rahbar », le guide-leader tout-puissant, choisi par une assemblée d'« experts » religieux, « Majlis-e khubregan ». La Constitution iranienne ne cache pas sa conviction que les hommes de religion savent mieux que le peuple quel religieux porter au pouvoir suprême. En Arabie saoudite, on fait encore moins dans le chichi constitutionnel : le roi est un monarque absolu formellement à la tête de tous les pouvoirs suivant la Charte proto-constitutionnelle décrétée en 1992.
Jusque-là, dans la balance de l'autoritarisme religieux, c'est kif-kif. Reste que le poids saoudien dans la politique libanaise est moins lourd. Le système d'influence iranien est fort au sens coercitif du terme. Le parti de Dieu est une création iranienne directe depuis sa naissance au lendemain de l'invasion israélienne. Il faut se souvenir que les Iraniens n'avaient pas permis qu'un parti ainsi nommé s'établisse chez eux. Les réseaux politiques et militaires sont intenses entre Téhéran et Beyrouth, et comprennent maintenant la Syrie, l'Irak et le Yémen. Le secrétaire du parti prône allégeance formelle au leader iranien. La banlieue sud ressemble à un faubourg de Téhéran. Dans le cas de l'Arabie saoudite, l'influence est moins directe, et on n'a jamais accusé Riyad d'assassinats au Liban. L'allégeance évidente de politiciens libanais sunnites, y compris les Premiers ministres successifs, est très peu doctrinaire, et la propagande wahhabite reste contenue au Liban. L'influence saoudienne sur la classe politique opère dans un contexte moins militant, plus généreux en investissements, généralement sans ramifications violentes, dont meurtres et interventions militaires ouvertes, que l'influence iranienne a produits.
Le poids de l'Iran est donc nettement plus lourd. Mais trop de nuance n'aide pas en politique. Renvoyer les deux États dos à dos s'est traduit par une distanciation utile, même s'il faut objectivement prendre en compte la nature bien plus délétère de l'influence iranienne et la montée en puissance tangible de ses alliés libanais.
« Ni Iraniens ni Saoudiens » reste un slogan stratégique utile pour le pays. On pourrait l'améliorer, par exemple, en reconnaissant un droit aux opposants iraniens et saoudiens non violents de trouver refuge à Beyrouth. Eh quoi, on peut rêver...