Une histoire totale

 Une histoire totale

Chibli Mallat, 2017 - 04

(PDF version) Grande fresque du long XIXe siècle là où l’histoire se passe entre une Europe dominatrice et un Grand Jeu fuyant et brutal, cet ouvrage renoue avec une histoire diplomatique qu’on n’écrit plus. Entre le marxisme de base qui détrônait toute action individuelle par une concentration sur classes et luttes de classes, concepts abstraits qui antagonisent l’individu comme agent de l’histoire, et l’histoire sociale chère à la grande École des Annales de Lucien Febvre et de Marc Bloch, l’histoire diplomatique perdait du terrain en France et se faisait remplacer aux États-Unis par des ouvrages mathématiquement doctes, obérés de formules logiques pseudo-scientifiques en game theory.

L’ouvrage d’Henry Laurens a le courage de renouer avec cette histoire diplomatique perdue, et lui ajoute des retouches considérables. En partant de la Révolution française parvenue avec Napoléon au cœur de l’Égypte, en finissant sur la Première Guerre mondiale, son propos est géopolitique dans le sens des relations enchevêtrées entre les vastes aires géographiques concernées, l’Europe, la Méditerranée musulmane, l’Asie jusqu’en Inde, bref l’Occident et l’Orient en flux et reflux tout le long du siècle. Sujet vaste et en apparence éculé, tant l’orientalisme correspondant à cette période a été décrit, analysé et critiqué sous maintes coutures. Pourtant, rien de cela dans ce livre, qui a les pieds bien sur terre, à cause de la vaste culture de l’auteur et son souci du détail.

Les crises d’Orient n’ont de cesse dans l’ouvrage. Au cœur de ces crises un sujet central, l’Europe exubérante et opportuniste, un centre fatigué, malade, aux abois, l’Empire ottoman. Assailli de toutes parts et miné par des problèmes financiers et sociaux graves, on se demande par quel miracle l’Empire a tenu. Laurens offre des points de repère convaincants : quand l’Angleterre empêche Muhammad Ali d’envahir l’Anatolie, elle a ses raisons très européennes, notamment française et russe, car elle craint que même l’Anatolie ne soit dépecée au profit de ses rivaux. Elle a également ses raisons indiennes, qui expliquent le travail de sape qui lui permet, au bout du siècle, de contrôler Suez et l’Égypte, même si la France a un temps d’avance au moment où elle creuse le Canal. De l’ouvrage se dégage également la force de la Russie, en permanence à la recherche et d’eaux chaudes et d’agrandissement territorial. Il est hors de question pour Londres que Moscou annexe Constantinople, c’est une constante du siècle que Laurens suit dans le plus petit détail, y inclus une chanson populaire du Rambo de l’époque, un malabar dénommé Jingo. La ligne n’est jamais simple, c’est ce qui fait la richesse du livre. L’opportunisme, la diplomatie, la chance, la force, tous ces éléments jouent dans la fresque. Surtout, l’analyse est attentive aux dynamiques internes des territoires concernés, une véritable « Macédoine de peuples », comme l’auteur le note avec humour dans son traitement de la crise en Macédoine et en Arménie dans les années 1890. La variété et le mélange des populations sont à l’origine de cet assortiment de légumes, qui aurait pu le deviner ? Macédoine et Arménie, quel historien est capable de montrer une dynamique commune ?

Dans ce grand tourbillon incessant de crises, la richesse particulière de l’ouvrage est l’attention aux dynamiques locales. De la description de la naissance de la Grèce moderne à celle de l’Égypte de Muhammad Ali, du projet Oliphant, précurseur du sionisme à la mort de Herzl sans réussite tangible, on est porté par une vaste connaissance, avec des clins d’œil surprenants qui font que Laurens tisse une toile de l’histoire totale en rappelant de temps en temps qu’elle est humaine. Son encyclopédisme dans cet ouvrage est essoufflant.

Nous pensions que l’Orient était maudit au XXe siècle, malédiction qui se prolonge jusqu’aujourd’hui. Il était déjà maudit tout le long du XIXe siècle. À se demander si les crises d’Orient ne sont pas dans leur essence de crises endémiques, structurelles, et que ce livre ne nous force à penser sérieusement que « crise » et « Orient » sont synonymes.

 

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