Résistance

Résistance

Chibli Mallat
15 Juillet 2016 - (PDF version)

Pour Sélim Abou, qui s'y retrouvera

«Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande.» Le paradoxe célèbre sur ce texte de Sartre en 1944 sur «La République du silence» touche au cœur de nos vies. Contrairement à la France et tant d'autres pays qui ont vécu des traumatismes relativement circonscrits dans le temps, nos traumatismes libanais, arabes, moyen-orientaux sont longs, répétitifs, interminables. Quatre ou cinq ans d'occupation, douze ans de dictature nazie en Allemagne, c'est respectivement le dixième, le tiers de notre traumatisme libanais afférant depuis plus d'un demi-siècle, et que dire de la dictature en Syrie ou en Irak. Nous avons résisté, et nous résisterons longtemps encore. La résistance coûte cher, tant d'amis en ont été la victime. Ses formes sont nombreuses, certaines ont été violentes, la plupart ne le sont pas.

Devant tant de déconvenues et d'espoirs maltraités, il nous faut repenser chaque petit moment de notre quotidien comme un acte de résistance parmi des milliers. Le quotidien de la résistance est celui qui va de l'accompagnement des enfants à l'école tous les matins pour dire non à l'ignorance, au tweet de protestation, au vote d'opposition, aux manifestations de rue les plus pédestres, que le Liban a portées un jour au faîte historique dans une moitié de la population active debout dans la rue contre le système sécuritaire syro-libanais qui continue à nous enserrer, et que nous continuons à résister. La résistance est aussi expression artistique. La production artistique de la Syrie résistante offre une page unique dont il faudra un jour rendre compte. La résistance des peintres et sculpteurs syriens est un chapitre spécial de l'histoire de la Syrie, de l'histoire de la peinture et de la sculpture, de l'histoire de la liberté résistante.

La résistance porte des intensités diverses. Un article de défi dans la presse, une protestation écologique contre la destruction de la seule plage populaire qui nous reste à Beyrouth, un procès intenté contre un homme politique corrompu, voici le contexte infini des interactions d'une présence du quotidien multipliée par la présence attentive de chacun, la qualité de l'écoute, la continuité par-delà le long bleu transversal de la Méditerranée et le profond désert arabe, la force des absences qui portent par ouï-dire, par rumeur, par photos transmises sur la toile, par publication dans les journaux, par amplification à l'infini les petits message de résistance dont nous sommes tous le jours témoins, dont nous pouvons être tous les jours acteurs, dans ce fil aveugle qui relie les milliards d'actes de résistance non violente dans l'aphorisme de Sartre. Ancrer la résistance dans la beauté du verbe, dans l'action quotidienne contre l'infâme, dans une œuvre artistique, c'est enchaîner la liberté de Sartre à l'histoire du monde tel qu'il devient.

En suggérant que nous faisons acte de liberté, parmi tant d'autres actes de notre quotidien de résistance, nous rallions, en sourdine, sans trop nous en rendre compte, intuitivement mais tellement réellement, la liberté de Sartre et l'affirmation de la beauté comme marque privilégiée de l'histoire que font les êtres humains. Je n'insiste pas sur cette convergence entre liberté, beauté, et résistance, il faudrait des tomes d'arguments et d'illustration, et une lecture bien plus appliquée.

Mais je pose à l'occasion une question que nous nous sommes toujours posée, nous qui ne sommes pas peintres, qui ne sommes pas poètes, qui ne sommes pas musiciens, sculpteurs, architectes, romanciers, joailliers, bref ceux d'entre nous qui ne produisent pas, comme les artistes, des œuvres d'art: à quoi sert la théorie, y compris de l'art, si je suis incapable de produire une œuvre d'art?
En début de réponse, tellement plus riche et plus forte que la résistance faite en lançant des pierres, la résistance en pierre, la résistance de pierre, la résistance des pierres, la résistance comme un rêve de pierre, la résistance en beauté baudelairienne «comme un rêve de pierre». L'art est une expression en dur de la résistance. Plus l'œuvre d'art est belle, plus elle est polie, plus elle est efficace, plus elle est consciente, plus elle est obstinée, plus elle est hardie, plus elle est résistante, et plus elle est étincelle de liberté. La nature a voulu que le diamant soit la pierre la plus précieuse, parce que la plus résistante. On n'a pas toujours la chance de polir un diamant en collier. À défaut de diamant, nous taillons la beauté dans l'émeraude, le rubis, l'améthyste, le granit même. Comme nous polissons nos enfants contre l'ignorance en les accompagnant à l'école. Cette résistance des pierres a la variété et la puissance du quotidien, et se nourrit de sa rumeur dans une liberté, et quand elle a la chance une beauté, qui se rient toutes deux de l'incarcérable.

René Char, le capitaine Alexandre de la Résistance française, nous éclaire sur ce chemin du quotidien de la Résistance qui relie la liberté à la beauté par les chemins infinis des gestes de tous les jours. «À chaque effondrement des preuves le poète répond par une salve d'avenir.» Nous ne le trahissons pas trop en répétant à la suite de ces actes de résistance à jamais amplifiés, «qu'à l'horreur du quotidien monstre, à la nuit de toute dictature, à l'opprobre de la bêtise à visage humain, le joaillier, la journaliste, le romancier, le poète, le philosophe même répond toujours par une salve d'avenir».