Boussole et diktat présidentiel

Boussole et diktat présidentiel

Tribune, Chibli Mallat, 25/10/2016

(PDF version) L'idée d'une tribune régulière intitulée «Boussole » est venue d'une convergence entre le titre du roman très docte de Matthias Enard, qui a reçu le prix Goncourt l'an dernier, et la nécessité d'une boussole dans l'arène publique que nous vivons pour naviguer dans la «précarité » sociale et économique, «la malédiction des non-choix», le «fatalisme dirigé » dont la société a besoin pour réagir aux immenses violences auxquelles elle fait face. Ces titres, le lecteur fidèle de cette tribune s'en souviendra vaguement au fil des contributions hebdomadaires grâce à l'hospitalité des amis de L'Orient-Le Jour (OLJ 7 juin, 19 et 27 juillet 2016.)
Je vais lui faire une confidence. Cette boussole, cette «moral compass», c'est moi qui en ai le plus besoin. L'assaut de mauvaises nouvelles, nouvelles aussi irrationnelles que les Britanniques votant le Brexit, les républicains nommant Trump comme candidat présidentiel, Saad Hariri annonçant contre le refus déterminé de ses meilleurs députés qu'il soutiendra comme président l'homme qui a bloqué la présidence pendant trois ans, toutes ces nouvelles requièrent une réaction réfléchie au-delà du premier sentiment de nausée. «Ce vide-papier que la blancheur défend» défie l'incompréhension. Écrire clarifie. Écrire déclenche la boussole. Écrire devient boussole, un guide moral de l'action pour l'auteur qui espère que la direction que sa boussole indiquera, après maintes oscillations, sera adoptée par ses lecteurs.
Dans la dernière malédiction des non-choix qui frappe le pays en présentant comme intérêt national la soumission à un diktat, la boussole s'affole. Pendant trois mois, sans arrêt, avec mes amis de Liban Humanisme, j'ai invoqué la Constitution contre les députés et politiciens qui lui tournaient le dos pour perpétuer le vide présidentiel en s'abstenant de faire leur devoir constitutionnel.
Enfin, enfin, la 46e session prévue le 31 octobre se transforme en une occasion sérieuse pour avoir un président. Or le principal responsable du vide présidentiel en est récompensé.
Pour empêcher cette amère absurdité, on peut aisément imaginer que les opposants à la présidence de Michel Aoun utilisent ses propres armes. Il suffit pour un tiers des députés de s'absenter le 31 octobre. Le diktat de M. Aoun serait alors défait, et l'abstentionniste en chef déjoué par son propre jeu inconstitutionnel. Rassembler un tiers des députés, dans l'état actuel de ses opposants, est facile. Les blocs autour de Berry, Frangié, des Kataëb et de nombre de dissidents haririens ou autres forment bien plus qu'un tiers de la Chambre.
Ma boussole me dit que cette position est fausse parce que inconstitutionnelle. Mais voici deux propositions pour sauver la démocratie.
Je propose que cette semaine soit faite de rencontres intensives pour créer l'alternative au 31 octobre. Le président Michel Sleiman est sans doute habilité à prendre l'initiative d'un tel rassemblement parce qu'il est la seule figure maronite de proue qui ne brigue pas le poste personnellement. Son détachement serait alors une gageure. Si ce rassemblement est capable de s'accorder sur un candidat alternatif, tant mieux.
Mais comme ce rassemblement s'avère trop difficile à articuler dans la courte période qui nous reste, je propose, en même temps, la saisine du Conseil constitutionnel sur les conflits profonds attenant à l'élection présidentielle depuis trois ans. Selon l'article 19 de la Constitution, « un Conseil constitutionnel sera institué pour... statuer sur les conflits ... relatifs aux élections présidentielles ». La loi de 1993 qui détermine les conditions du recours au Conseil prévoit sa saisine par un tiers des députés en cas de conflit sur l'élection présidentielle.
Nul ne doute de la profondeur de ce conflit, et il faut affiner les causes d'un tel recours, y compris la question de l'abstention érigée en droit, et les majorités fuyantes du texte constitutionnel. Nous risquons d'en avoir besoin le 31. Le Conseil constitutionnel a établi dans sa jurisprudence le principe de l'inconstitutionnalité du blocage (taatil), et il avait raison dans le contexte d'un byzantinisme libanais qui a permis à un groupe minoritaire de forcer la vacance présidentielle dans le pays pendant près de trois ans. Il serait utile de voir si le principe d'inconstitutionnalité du blocage demeure théorique.

 

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