Épuisant

 Épuisant
 Chibli Mallat, 16 Mai 2017

(PDF version) Peu de temps après la surprise électorale américaine, à l'occasion d'une visite à la faculté de droit de Yale, la question sur toutes les lèvres était, comme elle l'est encore, ce que le nouveau président allait faire. C'était l'époque des premiers ordres exécutifs qui avaient entraîné un chaos sans précédent, dont l'un des indices était la panique soudaine et simultanée dans les aéroports de Boston et de Beyrouth. Une citoyenne iranienne qui enseignait dans le Massachussetts était-elle interdite de rentrée aux États-Unis par le déni d'effectivité de son permis de séjour ? Un Syrien en transit pour l'Amérique via Beyrouth, muni d'un visa délivré par un consulat états-unien, soumettait-il les autorités libanaises à l'obligation de lui interdire de monter dans un avion à destination de Paris ?

« Exhausting ! » C'était le verdict de ma collègue de Yale, Reva Siegel, personnage qui compte dans le firmament académique américain. La saga autour du directeur du FBI est du même acabit. Le chef de la police qui, de l'avis unanime, a permis à M. Trump d'arriver au pouvoir en faisant une déclaration intempestive contre sa rivale, est chassé ignominieusement de son poste par annonce télévisée, accompagnée d'un pli signifié par le garde de corps du président. C'est épuisant, même si le vaudeville aux relents de montagne russe fait les délices des nouvelles en boucle.

À reconsidérer notre vie au Liban, « épuisant » est également le terme qui vient à l'esprit. Pendant plus de deux ans, il a fallu attendre que messieurs les députés se rendent enfin à l'hémicycle parlementaire pour mettre fin à la vacance présidentielle. Épuisement suivi de deux mois tout aussi éprouvants dans l'attente de la formation du gouvernement. Et depuis, les citoyens sont épuisés par le régime de douche froide imposé par des politiciens qui tirent la couverture chacun vers soi pour une maigre récolte électorale que vicie depuis la naissance du Liban l'incompatibilité entre citoyenneté et communauté, augmentée par le non-dit d'un déséquilibre démographique structurel.

La solution est pourtant simple : la loi en vigueur s'applique. Mais non, il faut que nous soyons entraînés dans un cirque où le tir à la corde n'a pas de fin, et rend notre quotidien de plus en plus épuisant avec le passage du temps et l'abîme de vacance parlementaire qui nous guette. Les Libanais, déjà épuisés par deux générations de guerres internes, en sandwich entre la Suède et la Norvège – pardon !, entre la Syrie et Israël, la Turquie et l'Iran, la Russie et les États-Unis –, sont confrontés à chaque tournant institutionnel par l'appel du vide qui les ramène à la béance absurde d'un État failli.

Du contraste des expériences américaine et libanaise, on peut faire des comparaisons ad infinitum. Ce qui est épuisant, dans les deux cas, c'est le remplacement de la règle de droit par des humeurs. Humeurs de tweet, humeurs électorales, le citoyen est tout le temps sur le qui-vive. Rousseau disait que les peuples heureux sont les peuples sans histoire. Sans histoires, c'est-à-dire sans événements soudains qui perturbent, bloquent, violent la sérénité du quotidien.

Le quotidien qu'offre l'État de droit c'est la continuité, la prévision, le repos offerts par la loi. La loi est de nature conservatrice, parce que nous ne pouvons pas nous réveiller tous les jours en nous demandant quel tweet présidentiel ou quelle humeur politicienne vont rendre la journée épuisante ; que ce soit pour se rendre en voyage ou pour exercer son droit de vote selon une loi et une date longtemps connues à l'avance pour éviter des histoires. Un peuple sans histoire est un peuple sans histoires.

On oublie souvent que les droits fondamentaux de la personne incluent la sécurité. Il est une tradition juridique qui voit la sécurité uniquement par la lucarne « terroriste ». La sécurité dans ce contexte, c'est la police en force dans la rue, les agents bardés d'armes, les longues queues dans les lieux publics et les prisons remplis de « suspects ». C'est là l'état d'exception. Car la sécurité réelle est celle du bobby anglais sans armes, et du citoyen vaquant à ses occupations quotidiennes l'esprit tranquille du fait de la loi, sans craindre d'être au bord du gouffre sous l'effet de la mise au pas soudaine du chef du FBI ou de l'ignorance des délais électoraux prévus par la loi en vigueur. Le droit à la sécurité, c'est le droit au repos. Toute autre pratique de la vie politique rend le quotidien du citoyen épuisant.

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