Murs
Chibli Mallat, 31 Jan 2017
(PDF version) La première crise mondiale de la présidence Trump est déjà là. C'est le mur le long de la frontière avec le Mexique, divisant physiquement le continent entre 320 millions de citoyens états-uniens et 120 millions de citoyens mexicains. La décision du 25 janvier a été suivie de près par un autre mur, érigé par l'interdiction faite à des ressortissants de sept pays, même munis de visas ou résidents titulaires d'une green card, d'entrer aux États-Unis. Ce deuxième mur a été déjà considéré comme illégal par plusieurs cours fédérales, mais nous ne sommes évidemment pas sortis de l'auberge. Il faut s'attendre, avec le narcissisme exagéré du président américain, à des chocs quotidiens.La première crise donne le ton. Le mur Trump sur la frontière avec le Mexique frappe la nouvelle administration américaine d'une marque indélébile, matériellement et symboliquement.
Du point de vue de la souveraineté, donc du droit, rien n'empêche un pays d'ériger un mur du côté de sa frontière. La question est politique, philosophique, civilisationnelle. Elle est illustrée par la guerre froide. Il n'est pas surprenant que le triomphe des États-Unis soit symbolisé, à jamais, par la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989. L'Amérique et le monde se rappellent encore de la phrase la plus célèbre du mandat de Ronald Reagan, le héros du Parti républicain : « Mr Gorbachev, tear down this wall. »
Il y a également le précédent israélien, et la Cour internationale de justice avait établi, dans un avis célèbre de 2004 resté sans application, que le mur établi par le gouvernement israélien à l'intérieur des territoires occupés était illégal en droit international ; que non seulement il fallait le détruire, mais que les Palestiniens lésés par son établissement devaient être compensés. La Haute Cour de justice israélienne n'était pas de cet avis, et elle s'était empressée de formuler son propre arrêt qui ne faisait qu'en rectifier le tracé. C'était le grand échec du président de la Cour, Aharon Barak, adulé dans les milieux judiciaires du monde, qui a failli à la moralité requise par la Justice avec un grand J dans les moments charnières de l'histoire. Il n'est pas surprenant de voir M. Netanyahu féliciter Donald Trump dans un tweet en soutien au mur avec le Mexique.
Tout mur dans le monde post-soviétique est par nature suspect. C'était la réaction humaine de Laura Bush, que la censure pro-israélienne avait immédiatement réduite au silence. La maigre trace écrite de son élan du cœur avait été recueillie par le magazine juif progressiste de New York : « Lors d'une interview radio, Laura Bush a parlé des mesures préliminaires d'Israël pour établir une barrière sur une partie de la ligne verte de la frontière d'avant 1967. "Je ne pense pas qu'une barrière puisse être un signe de paix pour l'avenir", a-t-elle dit... "Il y a à présent une immense barrière de haine et de manque de confiance entre toutes les parties au Moyen-Orient. J'espère qu'ils pourront détruire (tear down, le mot de Reagan) cette barrière" » (Forward, 21 juin 2002).
Le mur israélien de la haine est encore là. Et voici Donald Trump, dans sa première initiative internationale, donnant l'ordre de procéder à la construction d'un mur frontalier long de 3 000 km, avec le ton de bravade supplémentaire pour que le Mexique en règle la facture estimée à 15 milliards de dollars. Même son allié mexicain le plus proche, le président Nieto, qui l'avait reçu en grande pompe durant la campagne malgré ses propos racistes et son obsession du mur, s'est vu forcer d'annuler leur rencontre après l'ordre de « construction immédiate d'un mur physique », rendu effectif le mercredi dernier par Executive Order.
Nous avons la tentation d'une shamata très libanaise envers ces chocs de l'histoire. Le mot shamata est aussi intraduisible que son proche équivalent allemand, la Schadenfreude, que les Anglais et les Français utilisent par manque de vocabulaire correspondant. Notre shamata, c'est un certain plaisir de revanche à voir les propos ou les actes d'un rival ou d'un ennemi se retourner contre lui : silence imposé à Laura Bush contre sa réaction humaniste envers le mur de séparation et d'humiliation érigé contre les Palestiniens, revanche de l'histoire contre l'apaisement de mauvais aloi du président mexicain, qui a traité le candidat Trump en chef d'État et laminé la grogne des citoyens américains d'origine mexicaine contre lui.
Hélas, la shamata est une maigre consolation. Les murs qu'on érige entre les êtres humains trouveront toujours une explication quelconque : terrorisme palestinien, immigration mexicaine de masse. C'est trouver des excuses à un retrait grave de civilité humaine, que Kant, en 1795, avait établie comme troisième règle universelle pour mettre fin à la guerre dans le monde.
Car la réalité profonde d'un mur, c'est la séparation de l'autre, la division forcée pour, avant tout, ne pas le comprendre. Le mur que Trump érige est un symbole aussi puissant que le mur de Berlin. Le mur abattu par les révolutionnaires de la non-violence en Europe de l'Est entamait une ère de démocratie et de droits de l'homme universalisés. Le mur de Trump signale le début d'une longue parenthèse anti-humaniste. Elle sera violente.